• des idées... Cure de silence !

     

     

     

    Par Guillaume Lachenal, historien des sciences, professeur à Sciences-Po (Médialab) — 17 mars 2020 à 18:16

     

    Quelqu’un a déjà dû faire la remarque, mais la première chose qu’il aurait fallu fermer, à part les frontières, les écoles et les boîtes de nuit, ce sont nos bouches. Il aurait fallu ajouter un autre pictogramme sur les affiches : se laver les mains, tousser dans son coude, et tourner sept fois sa langue avant de parler. On aurait à peu près tous gagné à se taire, à ne pas épaissir l’archive future des pronostics ratés : la petite grippe, la Chine si lointaine, l’Italie si proche, la bise héroïque, #Jesuisenterrasse. L’histoire est un immense bavardage, la bêtise est démocratique et la stochastique de l’épidémie nous offre à tous, experts ou profanes, une chance égale de voir juste avant tout le monde ou d’avoir tort pour l’éternité. Le coronavirus joue aux quilles avec les petits et grands de ce monde, et l’ensorcellement est complet, puisqu’on ne peut plus parler que de lui et qu’on est à peu près sûr de se tromper.

    L’histoire des épidémies, pourtant, offre aussi des leçons de silence. La tuberculose, on le sait, fut notre dernière grande expérience historique du confinement, voire de la séquestration médicale forcée. La thérapie de la «peste blanche» passait jusqu’aux années 50 par l’internement contraint de milliers de malades dans des sanatoriums de montagne, tenus à l’écart pour des mois ou des années de repos, de soleil, de nourriture abondante et d’air sec et frais. Ce n’est sans doute pas par hasard que les protocoles thérapeutiques donnaient alors un rôle essentiel à la «cure de silence». A Saint-Hilaire-du-Touvet, au-dessus de Grenoble, les malades du Sanatorium des étudiants vivaient au rythme des sonneries qui annonçaient les repas et les «cures de repos et de silence» de plusieurs heures, chacun allongé sur sa chaise longue, sous les yeux d’une surveillante qui faisait les cent pas.

    En août 1943, le jeune Roland Barthes doit y subir trois mois de cure de «déclive», immobilisation et silence absolus, les pieds maintenus au-dessus de la tête. «Les mouvements permis, rapporte Marie Gil dans sa biographie, sont limités aux quelques mouvements des avant-bras nécessaires pour […] tourner les pages d’un livre.» Barthes y apprendra l’écriture, l’amour et le deuil. Il se souviendra du temps interminable de la tuberculose, déroulé le long de courbes de température notées jour après jour, sur des mètres de papier, «façon-farce d’écrire son corps dans le temps» ; il unissait les reclus, les projetant «dans une petite société ethnographique qui tenait de la peuplade, du couvent, du phalanstère» (Roland Barthes par Roland Barthes, 1975). Puis la révolution des antibiotiques fera disparaître les bacilles, renverra les patients chez eux et les cures de silence aux oubliettes de l’histoire. Les sanas deviendront des villages vacances, des centres de réhabilitation pour accidentés de la route, et enfin de belles ruines à flanc de coteaux pour amateurs bruyants de free parties, d’urbex et de paintball. Si on ne les avait pas rasés, on aurait pu en faire des centres de quarantaine.

    Et comme tout le monde aujourd’hui lit Camus, il faut remarquer que lui aussi passa plusieurs mois en sanatorium à Leysin, dans le massif du Mont-Blanc. Et que l’une des scènes les plus belles de la Peste, la baignade de Rieux et Tarrou, ne bruisse, elle non plus, d’aucune voix humaine. Phrases courtes, sensations, contrastes, c’est un fragment que les profs de français adorent. Je me souviens l’avoir fait en dictée au collège, puis, plus tard, en commentaire composé.

    Je me demande aujourd’hui si ce n’était pas un petit ensorcellement, un pétard à mèche lente, comme toutes les belles lectures, un petit caillou blanc déposé pour nous aider à trouver notre chemin, un jour de pandémie future. «Ils se déshabillèrent.» J’entends la voix de la prof de troisième, qui devait la connaître par cœur. «Rieux plongea le premier. Froides d’abord, les eaux lui parurent tièdes quand il remonta.» Je n’ai pas lu les corrigés tout faits que les élèves de première peuvent télécharger sur Internet, mais la baignade dans la nuit d’Oran est une respiration, la parenthèse ou la pause dont nous rêvons tous aujourd’hui. Rieux et Tarrou nagent «sans rien dire», écoutent la mer et leurs respirations, «solitaires, libérés enfin de la ville et de la peste». «Habillés de nouveau, ils repartirent sans avoir prononcé un mot. […] Rieux savait que Tarrou se disait, comme lui, que la maladie venait de les oublier, que cela était bien, et qu’il fallait maintenant recommencer.»

    L’épidémie demande toute notre attention, recommencée chaque jour pour quelques semaines encore ; et certainement pas le panache débile des gens qui n’ont pas peur - cet «héroïsme sans objet» des boy-scouts de la France gaullienne qui irritait tant Barthes. Car c’est l’épidémie qui doit nous oublier. La délicatesse et la discrétion, vertus de tuberculeux et de mélancoliques, seront nos meilleures armes.

     

    Source Libération

     

     


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