dans la presse... Le coronavirus, clé universelle

Hoffnung 1956

 

Le contraste est frappant : la pandémie, on le sait, a sévèrement réduit la production matérielle ; elle a en revanche stimulé la production intellectuelle. Dans le flot ininterrompu de commentaires libéré par la crise, il y a parfois des vues pertinentes et neuves. Mais il faut bien reconnaître que souvent cette inondation verbale n’aide guère à la compréhension du phénomène : elle permet surtout de dire, avec la même assurance, tout et son contraire. Le coronavirus, en fait, fonctionne comme une clé idéologique universelle. Quelques exemples.

– Le coronavirus, dit l’un, en imposant un confinement général, permet à chacun de se ressourcer, de lire et de se cultiver, de retrouver le sens de l’essentiel, de réfléchir à la vanité de ce monde matérialiste.

– Voilà bien une réflexion de bobo coupé du monde, dit l’autre. Quand on est retiré à la campagne ou bien réfugié dans un confortable appartement de centre-ville, il est plus facile de méditer sur la vie. A six ou sept dans un logement HLM, croyez-vous qu’on puisse «se ressourcer», retrouver «le sens de l’essentiel» ? Pour les classes populaires, le confinement est un cauchemar domestique, doublé de la menace sociale que fait peser sur elles l’inévitable récession.

– Le coronavirus, dit l’un, réhabilite de manière éclatante la nécessité des frontières. La preuve : contraints par la situation, toutes sortes de pays se sont repliés sur eux-mêmes pour freiner la pandémie. L’avenir est aux nations souveraines, non aux machins internationaux impuissants et tracassiers.

– Le virus se rit des frontières, répond l’autre, les Etats-Unis ont tenté de fermer leur pays au début de la crise. Ils sont aujourd’hui les plus touchés par la pandémie. Ce ne sont pas les frontières qu’il faut fermer, ce sont les foyers d’infection qu’il faut isoler, nuance. La géographie sanitaire et la géographie politique sont deux choses différentes.

– Le coronavirus, dit l’un, a fait une première victime politique : l’Europe. Les institutions de Bruxelles ont démontré leur inefficacité ; l’Europe a d’abord été gouvernée par les égoïsmes nationaux. Seuls les Etats-nations sont en mesure de lutter avec succès contre le fléau.

– Dans les traités européens, rétorque l’autre, les questions sanitaires ressortissent de la responsabilité des Etats. Les manquements européens montrent au contraire la nécessité de pousser plus loin l’action commune. D’ailleurs, après une hésitation initiale, les Etats européens ont entamé une coopération bénéfique. C’est aussi une institution commune, la Banque centrale européenne, qui a sauvé l’économie du continent d’un effondrement en ouvrant grandes les vannes du crédit.

– Le coronavirus, dit l’un, démontre la faillite d’une mondialisation incontrôlée. Celle-ci fragilise les chaînes de production, facilite la propagation du virus et détruit la planète.

– Sans la mondialisation, dit l’autre, les pays émergents comme la Chine ou la Corée du Sud ne se seraient pas développés. Or c’est leur force économique et technologique nouvelle qui leur a permis de juguler l’épidémie. C’est aussi grâce à l’échange scientifique, la coopération internationale, la circulation des matériels médicaux, facilités par la mondialisation, qu’on surmontera l’épreuve.

– Le coronavirus, dit l’un, démontre la fragilité de notre système, soudain mis à l’arrêt par un événement prévu, débordé par l’ampleur de la pandémie, saturé par un afflux inattendu de malades.

– La belle affaire, dit l’autre, si l’on retire de la production 80% des travailleurs, tout système, celui-ci ou un autre, s’en trouve handicapé. L’extraordinaire est que malgré cette pénurie de travail, la population est toujours ravitaillée et les services de base, énergie, communication, adduction d’eau, sont toujours assurés. Et une fois la pandémie surmontée, l’économie repartira lentement mais sûrement, ce qui démontrera sa résilience.

– Le coronavirus, dit l’un, frappe de plein fouet la démocratie. On a mis en place un régime de confinement policier à base de lois d’exception, le débat public est étouffé par une union nationale factice et les projets de surveillance numérique individuelle font peser une menace mortelle sur les libertés publiques.

– Les démocraties, répond l’autre, ont su prendre les mesures d’exception qui s’imposaient. Celles-ci sont transitoires. Quant au débat public, il se poursuit, par exemple hier soir en France quand le Premier ministre et le ministre de la Santé ont dû répondre pendant trois heures aux interpellations des parlementaires de tous bords. La presse continue de faire son travail, les réseaux sont un forum permanent, les émissions de télévision spéciales consacrées à la crise et au débat sur ses effets recueillent des audiences inédites.

– Le coronavirus, dit l’un, favorisera les populismes en mettant en évidence l’impuissance des élites à anticiper le mal et à le combattre. Les fake news inondent les réseaux, le professeur Raoult, dissident de l’establishment médical, est devenu un héros national, les discours antisystème font florès.

– Ce sont «les élites» (médicales, scientifiques, administratives, politiques) qui organisent la lutte, répond l’autre. D’ailleurs, tous les sondages montrent que la popularité des gouvernements en place s’améliore, quelle que soit leur orientation. La population s’en remet à l’Etat, donc à certaines «élites», et la cote de confiance dans les leaders populistes, en France par exemple, ne progresse pas.

Comme il y a du vrai dans toutes ces propositions (un peu ou beaucoup, selon qu’on soit d’une opinion ou d’une autre), il est urgent de faire un effort de synthèse. On ne l’a pas vu apparaître à ce jour.

Peut-être faut-il s’en tenir pour l’instant à des réflexions plus solides, qui semblent difficiles à réfuter : ce sont les Etats qui coordonnent la lutte et interviennent pour limiter la chute de l’économie, le marché seul n’y pourvoirait pas ; les services publics démontrent leur utilité première, même si l’initiative privée joue son rôle, il faudra les renforcer ; les valeurs d’entraide et de solidarité sont des adjuvants précieux à la crise, l’intérêt individuel doit passer au second plan ; il faudra revoir les priorités stratégiques de l’industrie pour limiter la dépendance des peuples en biens essentiels, et donc mieux réguler la mondialisation, quitte à la limiter dans certains domaines ; il faut enfin et surtout repenser le monde à venir quand nous serons en mesure de tirer des leçons robustes de la crise. C’est là que le vrai débat commencera.

Laurent Joffrin directeur de la publication de Libération